Tout le monde est Korda pour dire que ce disque est génial
jeudi 4 février 2021 par Etienne Menu
“QUEL PUTAIN DE DISQUE INCROYABLE.” : je pourrais me contenter de taper ça et de m’en aller, parce que Eight Billion Humans Can’t Be Wrong
n’a pas du tout besoin de moi pour faire comprendre aux auditeurs à
quel point il démonte. L’effet est immédiat, ça s’entend tout de suite,
dans l’aspect des sons, dans l’énergie des rythmes, dans l’usage de la
voix, dans l’incarnation du “message” politique et métaphysique ; si ça
sonne autant comme un chef-d’œuvre définitif, eh bien c’est parce que c’est
un chef-d’œuvre définitif. Même si le terme de chef-d’œuvre ne doit
ici surtout pas être entendu comme un truc de “grand art” et que la
notion même d’“art musical” est matériellement, littéralement critiquée à
chaque mesure. Parce que ça démonte au sens propre, ça démonte
le fonctionnement de la techno, de la musique de club, de la
fabrication électronique de cette musique.
6 Billion Humans Can’t Be Wrong (son titre originel) m’était
complètement passé au dessus de la tête à sa sortie en 1999, je ne vais
pas vous mentir, je crois qu’à l’époque je ne calculais pas trop les
sorties Gigolo et que j’avais un a priori négatif sur la techno
allemande, que voulez-vous, tout le monde fait des erreurs et
l’important ce n’est pas de s’en vouloir d’avoir commis ces erreurs,
mais au contraire d’en tirer les leçons, comme on dit sur Instagram ou
dans le rap français. J’ai donc écouté cet album très récemment, à
l’occasion de sa réédition remastérisée et légèrement updatée par le
label Mental Groove, dont il a déjà été question ici. Et si vous voulez
tout savoir, je n’ai pas tout de suite saisi qu’il s’agissait d’une
réédition : j’ai cru que c’était une nouvelle sortie, sans jamais
trouver ça ringard ou vintage, au contraire même ! Peut-être que le
disque était trop dans le futur à l’époque ? En tout cas Chris Korda y
accomplit ce que très peu d’autres artistes réussissent à accomplir dans
la techno : synthétiser en une seule langue l’art et sa critique.
C’est-à-dire que ses morceaux font dans un même élan bouger le corps et
la conscience. Le principe actif du plaisir est là sans aucune
ambiguïté, la sérotonine est agissante, voluptueuse, mais en même temps
tout ça est truffé par sa propre critique et contient dans sa matière
même des espèces de contre-pouvoirs – ça ne se limite pas aux contenus
des messages, ce n’est pas juste des slogans clichés contre la
consommation, le divertissement ou le narcissisme, c’est dans l’émission
du message que la critique est avant tout active. Le flux des tracks
est à la fois captivant et angoissant, désirable et malfaisant. Chris
Korda reproduit ainsi, de façon, je dirais,
« stéréophonique », l’expérience de la vie telle qu’on la
connaît dans les sociétés capitalistes tardives. La patine des sons
synthétiques est extrêmement propre, c’est d’ailleurs peut-être ça qui
avait dû détoner à l’époque, mais aujourd’hui ce glacis prend plus de
sens, il évoque l’audio de la publicité et des habillages, le rendu
“preset” des machines musicales high-tech et le discours technophile qui
les anime. La musicienne et vocaliste lutte de l’intérieur contre cette
perfection en imposant une tension dialectique permanente : le rush est
perturbé par l’abus de stimuli, les gimmicks club se transforment en
injonctions autoritaires qui elles mêmes sont parasitées par une
sensation de trop-plein, de migraine, de bousculade mentale, et ce, dès
le premier morceau “Victim of Leisure”, où le travail de découpage de la
voix fait émerger un message de contrebande. Ce n’est jamais une
critique surplombante façon tour d’ivoire, puisque le plaisir n’est pas
nié dans son existence, et je crois que c’est ce qui fait la justesse et
la précision de cette musique politique embarquée au cœur de
l’environnement qu’elle désire détruire de tout son être. Les
contradictions sont directement décrites dans les sons, la griserie
confuse du loisir est pratiquement l’unique thème des morceaux, c’est
dans cette ambiance d’excitation pas si simple, mais que nous cherchons
toujours un peu trop simplement, que baigne l’ensemble de cet album
époustouflant. Et c’est cette ambivalence sans répit qui fait de lui
une œuvre si forte dans son déroulement.
On sait par ailleurs que Chris Korda est une artiste aux engagements
pour le moins radicaux et que ce qu’elle raconte ici sur la société de
consommation à travers ses tracks n’est pas une pose. C’est une femme
trans et vegan (un truc presque mainstream en 2021 puisque des
méga-boulets comme Xavier Gorce ou Fabrice Éboué font des blagues
là-dessus, mais en 1999 c’était moins fréquent) et surtout elle prône
carrément l’euthanasie de masse. Ça, j’aime, ça nous change un peu du
progressisme et de ses appels toujours plus lassants à être patient
blablabla okay c’est ça ouais. Est-ce que ce discours pro-mort
volontaire et antinataliste est une influence du gnosticisme pour Chris
Korda ? Faudrait lui demander, et d’ailleurs je crois bien qu’au-delà de
cet article il faudrait que je l’interviewe – j’aime rarement
interviewer des musiciens, mais avec elle je ne vois pas comment ça
pourrait mal se passer.
Voici donc une réédition plus que majeure, qui musicalement rappelle
et annonce plein de choses à la fois. On entend toute une partie du
post-punk synthétique et souvent féminin, et donc sans surprise
Kraftwerk, voire Telex par instants. Il y a aussi une espèce de mutant
ghettotech/electroclash qui se balade parfois, et puis quelques touches
de techno plus classique, UR, Drexciya, mais tout ça avec un côté
« live », je ne sais pas comment dire, réaliste,
démystifié, parfois proche de l’obscénité. Ça me fascine vraiment, comme
peu d’autres musiques me fascinent. Il y a un titre plus lent et pour
le coup concrètement live qui s’appelle “Zeal”, c’est super
beau, un genre de street-soul sans street et sans soul, concentré sur un
solo jazzy qui peut rendre fou, non parce qu’il est virtuose, mais
parce qu’on dirait qu’il ne va nulle part, qu’il ne sait pas du tout où
il va mais qu’il y va, tel un automate sans bouton off, et qui ne fait
rien d’autre que du zèle, comme son titre l’indique.
Et comme on aura compris que Chris Korda est elle-même du genre bien
zélée dans sa pratique de la radicalité, elle a depuis poursuivi son
œuvre, en faveur de la musique assistée, d’une part, et du suicide
assisté d’autre part. La Church of Euthanasia est donc toujours active,
bien fixée sur ses quatre piliers que sont le suicide, l’avortement, le
cannibalisme et la sodomie. Sur le plan plus strictement musical, Chris
a sorti l’an dernier des morceaux vocaux de techno, ainsi qu’un premier
disque conçu avec une IA pour Perlon, et vient de publier pour Mental
Groove l’album Polymeter qui creuse une inspiration ambient/jazzy/néoclassique, lui aussi conçu à l’aide d’algorithmes. C’est très différent de Eight Billions
mais c’est néanmoins tout aussi génial. L’Américaine dit avoir passé
des années à upgrader un séquenceur qui porte le nom du disque,
Polymeter, afin de lui faire exécuter toute une série de consignes
elles-mêmes définies par des algos. Je ne sais pas si on peut parler de
musique générative mais en tout cas c’est une création non-humaine et ça
me sidère totalement d’écouter ça. Je vais citer le texte écrit par
Korda pour être plus clair :
« The compositions are generated by elaborate networks of
polymeter modulation. This sounds complicated and will need some
explaining. But the most important point is that these are compositions I
didn’t write in any usual sense of the word. I created systems of
rules, and the compositions emerged from those rules. The rules that
generated these pieces can be conceptualized as kinetic sculptures that
produce intricate non-random patterns of musical interference. The
resulting patterns repeat themselves over long periods, measured in
hours, days, or in some cases years. In order to create this album, I
had to write my own MIDI sequencer from scratch, because commercial MIDI
sequencers lack the necessary degrees of freedom (…) It took me many
years to learn the programming skills I needed to modernize my
sequencer, which is one reason why such a long hiatus occurred between
my older and newer releases. »
C’est donc un disque fabriqué avec une IA mais c’est beaucoup moins
sympa et Spotify-core que les trucs déjà faits ici et là par Stromae ou
je ne sais qui. Le malaise suinte partout dans ces compositions, on ne
peut pas dire autre chose, c’est fantastique d’avoir obtenu ça. C’est ça
qu’on veut entendre en musique de fond des vidéos, dès les prérolls
YouTube, et ensuite dans les tutos pour faire des mochis et dans les
mini-biopics de petits animaux blessés mais soignés. Je dirais que cette
fois-ci Chris a fait l’inverse de ce qu’elle a fait avec la club music
sur Eight Billion : elle a pris un truc ennuyeux (la
« lounge library »), plus un truc flippant (les IA), et a
réussi à en tirer quelque chose qui reste encore assez glauque, mais qui
pourtant cherche la lumière et qui, selon le principe stéréophonique
mentionné plus haut, parvient à ne pas choisir entre les deux pôles et à
établir à la place un parfait équilibre du désespoir, une sorte
d’harmonie révélée par l’anéantissement nécessaire de la vie humaine,
que je tiens sincèrement à saluer. Bravo Chris Korda, et n’hésitez pas à
venir en France si vous avez envie, on peut éventuellement vous trouver
un job au ministère de la Santé (par exemple).
|