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Rencontre
Chris Korda, mortelle est la question
Activiste antinataliste à l’humour mordant, fondatrice de l’«Eglise de l’euthanasie», l’artiste américaine fête ses 60 ans avec sa première grande rétrospective en France, au Confort moderne de Poitiers.
Chris Korda en mai 2022, publié dans Terraforma Journal, Issue no. 3, Juin 2022. (Thomas Hauser/Courtesy of Terraforma Journal.)
par Marie Klock
publié le 1er août 2022 à 7h00
C’est
dans une étuve que l’on rencontre Chris Korda, au bar du Confort
moderne (Poitiers, 11 juillet, 30 degrés), à une porte du hall qui
abrite sa première rétrospective d’une telle ampleur. Le cagnard est
pire encore, quelques jours plus tard, quand on réécoute la conversation
pour la retranscrire (Berlin, 19 juillet, 39 degrés). L’ordinateur est
en surchauffe et les doigts poisseux de sueur peinent à suivre le débit
de parole de l’artiste américaine, dérapent sur le clavier. Le corps
dégorge, le cerveau capitule. Ces mots que martèle Chris avec toute
l’énergie de sa voix douce nous hantent comme un refrain : «Je vous l’avais bien dit !»
Non seulement elle nous l’avait bien dit mais elle nous l’avait gueulé
par tous les canaux possibles, à commencer par cette légendaire bannière
trimbalée de manif en manif, déclinée en autocollants, en badges, en
tee-shirts, capitales blanches sur fond noir, pas de ponctuation, pas de
chichis : «SAVE THE PLANET KILL YOURSELF», soit «SAUVEZ LA PLANÈTE
SUICIDEZ-VOUS».
Alvéoles intercommunicantes
Chris Korda a 60 ans. Il y a trente ans, elle fondait la Church of Euthanasia
(Eglise de l’euthanasie). Elle est artiste, activiste anti-nataliste,
musicienne, codeuse, chercheuse, transgenre, végane, érudite, mordante,
loquace, impossible à résumer car arborescente, la curiosité faite
chair. A la manière d’un site web généreusement truffé de liens
hypertexte, l’exposition que lui consacre le Confort moderne, composée
main dans la main avec la galerie parisienne Goswell Road, offre des
portes d’entrée vers quelques-unes des nombreuses alvéoles
intercommunicantes dont est constituée cette passionnante créature.
Vue de l'exposition au Confort Moderne. (Pierre Antoine/Photos : Pierre Antoine)
En guise de bienvenue, au-dessus de l’huis par lequel on pénètre cet ample
hangar, un compteur de population mondiale identique à celui qui
accueille le visiteur sur le site churchofeuthanasia.org.
Les unités défilent à toute vitesse ; d’ici décembre, nous serons 8
milliards. Adolescente dans les années 70, Chris dit s’être sentie «pleinement
consciente, à l’âge de 13 ans, de la possibilité du désastre
écologique. Ma mère disait que c’est parce qu’elle lisait Printemps silencieux
de Rachel Spring [best-seller écologiste sorti en 1962, ndlr] quand
elle était enceinte de moi. La bibliothèque, là où j’ai grandi,
regorgeait d’ouvrages qui dépeignaient les agressions commises par
l’humain envers la planète. Le plus marquant était sans doute God’s Own Junkyard
(«la décharge personnelle de dieu»), un essai photographique sur la
pollution et la détérioration des paysages américains, notamment sous la
forme de panneaux publicitaires au bord des autoroutes. J’ai compris
très jeune quel était le prix de l’industrialisme». Et de la
surpopulation, contre laquelle elle entre officiellement en croisade
dada avec la fondation en 1992 – après avoir été nuitamment visitée par «un être» qui lui apporte la révélation – de sa «secte de suicidaires» comme l’appellera l’animateur Jerry Springer dans son célèbre talk-show putassier.
«Tu ne procréeras point»
Au sein de l’Eglise, elle est «Révérend Chris». A ses côtés, son ami et
mentor «Pasteur Kim», l’astrophysicien Robert Kimberk, présenté comme «un véritable homme de la Renaissance, excellant dans les mathématiques et la peinture» (deux
de ses tableaux, des portraits en pied de Chris et lui-même nus comme
des vers, sont exposés à Poitiers pour la première fois), mais aussi
plusieurs cardinaux ainsi qu’une sorte de père Fouettard, l’abominable
«Vermine Suprême» qui rejoint le mouvement en 1997 et compte parmi ses
faits d’armes d’«éjaculer à la face des chrétiens avec un pistolet à eau en forme de pénis».
L’Eglise exige de ses membres qu’ils se plient à son unique
commandement : «Tu ne procréeras point.» Elle repose sur quatre piliers :
suicide, avortement, cannibalisme et sodomie. Snuff It, la publication trimestrielle de l’Eglise, tempère toutefois noir sur blanc dans son deuxième numéro : «1.
Le suicide est optionnel mais encouragé. 2. L’avortement peut se
révéler nécessaire pour éviter la procréation. 3. Le cannibalisme est
obligatoire si vous persistez à vouloir consommer de la viande. 4. La
sodomie est optionnelle mais fortement encouragée.» Et à l’inquiétude d’un lecteur qui questionne le premier pilier, le Révérend répond dans sa grande mansuétude : «Bien
sûr, tu n’es pas obligé de te suicider ! Mais si tu le souhaites
vraiment, rejoins D’ABORD l’Eglise. Ainsi, tu deviendras automatiquement
un saint, sans aucune autre formalité administrative.»
Un sens du sarcasme qui vous explose au visage à la lecture des slogans
suspendus au plafond ou plantés sur des baguettes de bois, confectionnés
avec soin car voués à être conservés au fil des années : «EAT PEOPLE
NOT ANIMALS» (mangez des gens, pas des animaux), «DIE YUPPIE SPERM»
(crève, sperme de jeune cadre dynamique), «LOVE THE EARTH TIE YOUR
TUBES» (aimez la planète, ligaturez vos trompes), «BONER DONER» (donneur
de trique), «STUPID MONKEYS» (cons de singes)… Autant de messages
qu’une magnifique série de photos prises sur le vif des manifs, mais
aussi de vidéos filmées au caméscope et diffusées dans une agréable
petite salle de projection, permettent de voir en situation.
Particulièrement délicieux, un sabotage en radeau du «Jour de la Terre»,
un humain embroché et rôti comme un cochon (pour de faux, faut-il le
préciser ?) en pleine rue, ou ces actions menées devant des cliniques
pratiquant l’avortement et où des militants pro-life tentent de
dissuader les patientes, chapelet à la main, leurs prières couvertes par
la scansion de Vermine et ses acolytes : «Que voulons-nous ?
L’avortement ! Quand voulons-nous l’avortement ? Maintenant ! Pourquoi
voulons-nous l’avortement ? Parce que ça a bon goût !»
I Like to Watch (2001), de Chris Korda. (Null Records)
Entre anniversaires ronds, pénuries de matières premières et de carburant,
canicules, incendies et régressions alarmantes, aux Etats-Unis, du droit
des femmes à disposer des occupants de leur utérus, on aurait
difficilement pu imaginer meilleur contexte pour célébrer l’œuvre de
Chris Korda. Depuis quelques années, elle vit à Berlin. Les Etats-Unis,
cet «endroit plein de prudes, de tarés, de flingues et de bébés» elle ne veut «plus jamais y vivre» et elle est prête à «passer par tous les ennuis qu’il faudra pour ne plus avoir à y retourner».
Y compris apprendre l’allemand pour pouvoir prétendre au statut de
résidente permanente ? C’est un peu ça le problème : Chris a encore une
palanquée de choses à faire sur cette Terre et n’est «pas sûre» d’avoir le temps de se consacrer à une langue qu’elle n’aime «pas tant que ça».
Elle s’émeut : «J’aurais bien aimé consacrer la prochaine décennie de ma vie à composer de la
musique pour piano, à poursuivre mes recherches sur les polymétries
complexes, à explorer l’univers de la nouvelle harmonie atonale», mais il y a toujours des luttes à mener, «même si je suis vieille, même si je suis fatiguée – ce n’est pas encore le moment pour moi de raccrocher mes gants». Bien qu’accablée par le sentiment que les gens ne veulent pas entendre. «Ça
ne sent pas bon pour la civilisation, mais quand je dis ça, les gens se
contentent de sourire en me disant que j’ai raison… et la majorité
d’entre eux passent leurs week-ends sous kétamine, et je comprends
pourquoi.»
L’humour ravageur qu’elle employait comme une arme a pris une sacrée rafale de plomb dans l’aile.
Brigitte, la sympathique poupée gonflable qui accompagnait les cortèges
avec son bébé carnivore émergeant de sa chatte sanguinolente, est
crucifiée sur un mur blanc. «Toute cette phase de mon travail liée à
la Church of Euthanasia était imprégnée d’ironie, parce que je suis
fondamentalement d’accord avec Oscar Wilde qui estime que “si vous
voulez dire la vérité aux gens, faites-les rire, sinon ils vous
tueront”. Mais je me suis mise à changer d’avis vers 2018 en arrivant à
Berlin parce que le naufrage du bateau, désormais, n’est plus une
hypothèse : il est en train de couler, les gens sont à l’eau, et on ne
se moque pas de quelqu’un qui se noie. Le détachement ironique n’est
plus approprié.»
La poupée Brigitte et son bébé carnivore, en 1996.
Conscience aiguë du pouvoir de la civilisation
Un long débat mené en ligne sur le blog Metadelusion avec sa camarade
Lydia Eccles lui fait comprendre qu’elle se distingue fondamentalement
de ses camarades néo-primitivistes en cela qu’elle «ne souhaite pas voir la civilisation détruite» : «C’est
vrai que j’ai contribué à la campagne “Unabomber for president” [lancée
en 1995 en soutien de l’écolo-terroriste Ted Kaczynski] mais j’ai fini
par me rendre compte que je n’étais pas d’accord. Je m’identifie
beaucoup trop à la civilisation ! J’ai grandi à New York City ! En plein
cœur de Manhattan ! 56e rue, parmi ces tours immenses ! C’est l’une des
villes les plus cosmopolites de la Terre, et j’ai été élevée par deux
personnes brillantes, des intellectuels. J’ai passé mon enfance à lire,
je portais des lunettes, j’étais frêle, on pourrait résumer mon enfance
en disant que j’étais toujours choisie en dernier dans l’équipe de balle
au prisonnier. Toute mon éducation m’a déterminée à avoir une
conscience aiguë du pouvoir de la civilisation humaine, de la force que
confère l’amour du savoir.»
Il faudrait deux pages encore pour parler de son travail informatique et de sa
passion des nombres, et le quadruple au moins pour aborder non seulement
sa discographie mais ses recherches rythmiques ; conseillons pour la
mise en jambes l’indispensable album 8 Billion Humans Can’t Be Wrong
(«8 milliards d’humains ne peuvent pas avoir tort») et laissons la
curiosité faire le reste. Cela s’écoute en intégralité à Poitiers
jusqu’au 28 août, et sur Internet aussi longtemps qu’Internet existera.
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