La stratégie du choc Chris Korda, dernier espoir avant l'extinction ?
par Ingrid Luquet-Gad
Artiste totale, Chris
Korda mène depuis trois décennies une infiltration provocatrice et sans
concession des espaces urbains et médiatiques, dont la finalité concerne
tout simplement la survie de l’espèce humaine. Sa rétrospective, au
Confort Moderne à Poitiers jusqu’au 28 août, prolonge et amplifie la
partie la plus connue de sa pratique : l’Église de l’Euthanasie.
Un compteur a été installé au-dessus de l’embrasure de la porte
permettant de relier, au Confort Moderne à Poitiers, la salle de concert
et l’espace d’exposition. Les dix chiffres défilent, avec la frénésie
ordinaire des systèmes de mesure. Personne ne semble y prêter attention
outre mesure. Pas d’angoisse millénariste dans l’air, ni non plus
d’excitation du crash imminent.
Or, par cet indice liminaire, et l’attention que l’on n’y porte pas,
ou peu, se lit pourtant la chronique d’une mort annoncée. Celle de
l’humanité tout entière, dont l’horizon de survie est inversement
proportionnel aux humains qui la composent : ceux-là même dont le
nombre ne cesse, sous nos yeux, de s’accroître. Mi-juillet, il manquait
aux huit milliards une petite dizaine de millions de naissances à peine.
À distance, il est également possible de suivre, cette fois-ci informé·es, le décompte sur
le site de l’Église de l’Euthanasie.
Mais c’est précisément parce que l’information ne suffit pas à la
conscience, et encore moins à cet éveil critique qui arme l’action, que
Chris Korda décline depuis trois décennies une œuvre faisant feu de tout
bois, et de tout média détournement.
Cela sera donc la musique, l’installation, la performance,
l’activisme ou la conception de logiciels, infiltrant tout autant les
industries du divertissement de masse que les espaces publics des villes
américaines, la fabrique virtuelle du réel que la guérilla urbaine
virale ou encore l’infiltration des biorythmes des clubbers.
“Sauvez la planète, suicidez-vous”
Née en 1962 à New York et aujourd’hui basée à Berlin, l’artiste
transgenre polymorphe fonde en 1992 l’Église de l’Euthanasie. Soit un
groupe religieux, recrutant ses membres, dont le premier et
l’unique commandement a la simplicité qui sied aux ambitions
totales : “Tu ne procréeras point”. Et ses quatre piliers – le
suicide, l’avortement, le cannibalisme et la sodomie -, sont du sérieux
parodique, qui fournit à l’outrage moraliste son meilleur combustible.
Précédée aujourd’hui encore de ses micro-supports de viralité, cela
aura peut-être été au détour d’un t-shirt, d’un sticker ou d’un badge
qu’aura eu lieu la rencontre inopinée avec l’Église, avec des slogans en
blanc sur noir tels que “Save The Planet Kill Yourself” [“Sauvez la planète, suicidez-vous”] ou “Thank You For Not Breeding” [“Merci de ne pas vous reproduire”].
Lors d’une présentation dans le cadre de la foire Paris Internationale
en 2018, l’espace d’art indépendant et la maison d’édition Goswell Road,
à Paris, mettaient en vente lesdits articles anti-promotionnels, avant
de consacrer, au printemps 2019, une première exposition française aux archives de l’Église.
Trois décennies d’actions virales réunies
À Poitiers, c’est également à Goswell Road qu’est confiée la
rétrospective dédiée, cette fois, aux multiples spectres du travail de
Chris Korda, réunissant ensemble les volets visuels et musicaux. Avec The (Wo)Man of the Future,
son titre, c’est également par l’Église de l’Euthanasie que s’initie le
parcours. Barrant la grande halle, pourtant monumentale, de l’espace
principal, les bannières et pancartes peintes à la main des premières
actions urbaines donnent la mesure de la confrontation – principe de
viralité contre saturation physique.
Les ponctuant, un “banc-sperme”, une “robe-sperme”, un poulet mutant
de caoutchouc ou une poupée gonflable, enfant carnivore et couronne de
fils barbelés y compris, introduisent à la provocation frontale et aux
heurts générés, avec les âmes chagrines par la réaction, tout autant,
d’ailleurs, qu’avec les forces de l’ordre, ainsi qu’en témoignent
également une salle de projection vidéo et un ensemble de photographies
documentant les actions.
Ce n’est pas pour autant que l’Église de l’Euthanasie a élu sa cible,
plutôt que par la diffusion de son message, pourtant orienté vers la
survie de l’espèce humaine par le prisme de l’écologie, du droit à
l’avortement et à la liberté sexuelle, et trace, du fait, de son
expression les lignes de partage. En soi, l’Église n’occupe pas une
position négative, ne repose pas sur une dialectique binaire de simple
inversion des forces sociales en présence.
Derniers espoirs de survie pour l’humanité assoupie
Et, néanmoins, les lignes de front émergent dès lors clairement. Ceux
qu’il faut atteindre, ce ne sont pas uniquement les franges extrémistes
chrétiennes, ni même les militants anti-avortement ou les propriétaires
des moyens de production. Car il en va également du gros de la
population, ceux et celles qui alimentent tacitement le consensus
consumériste et l’aliénation par sédation télévisée.
Le cœur de cible, ce serait celles et ceux que l’on ne nommait pas encore la “multitude” (Antonio Negri et Michael Hardt, Empire,
2020) et qui ne s’était pas encore éprouvé·es comme le 99 % (Occupy
Wall Street). Cette masse – et, on l’aura compris, le quantitatif pèse –
silencieuse, consentante par contumace, individus préoccupés de leur
confort personnel plutôt que de rendre habitable un futur proche. Celles
et ceux-là qu’interpellera ironiquement Chris Korda depuis les ondes,
avec son hit 6 Billion People Can’t Be Wrong, issu de l’album éponyme qui sortait en 1999 sur Deejay Gigolo Records.
Dans la seconde partie de l’exposition, la couleur se fait et la
représentation s’estompe. L’ultime salle réunit un ensemble d’œuvres
récentes : sculptures cinétiques vidéoprojetées kaléidoscopiques et
ondoyantes, frises déclinant les infinies variations aléatoires d’un
même motif ou forme. Toutes ont été générées à partir de logiciels
programmés par Chris Korda et disponibles en open source,
amenant, ainsi qu’une pensée de la réappropriation des outils contre
leur mainmise par la nouvelle classe vectorialiste, également une pensée
d’un être-au-monde fluide et infiniment changeant.
Organiser l’auto-détermination : stratégies et tactiques
L’actualité du message de Chris Korda est vive, sa réception d’autant
plus aigüe que l’urgence est dès lors ressentie, que les conséquences
pragmatiques d’un système extractiviste sont déjà là, et que la menace
sur l’auto-détermination des corps est matérielle. Mais ses stratégies
d’intervention, que l’on pourrait lire sous le prisme de la filiation
avec les avant-gardes des années 1920, Dada ou le surréalisme, et avec
les situationnistes post-Mai 68, le sont tout autant.
En réalité, il s’agirait davantage, plutôt que de stratégies, de
tactiques : la distinction est opérée par Michel de Certeau,
distinguant, pour les premières, le mode opératoire du pouvoir en place,
pour les secondes, celles des subalternes s’organisant. À cet égard,
Chris Korda, singularité stellaire, pourrait plutôt être vu comme
l’extension des médias tactiques des années 1990, ces pratiques
artistiques satiriques et médiatiques visant la disruption du statu quo
néolibéral globalisé par l’infiltration des médias dominants – qui,
trop ponctuelles, ne connurent toutefois pas la longévité de la
Révérende Chris Korda.
|