Church of Euthanasia

The One Commandment:
"Thou shalt not procreate"

The Four Pillars:
suicide · abortion
cannibalism · sodomy

Human Population:
SAVE THE PLANET
KILL YOURSELF




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CHRIS KORDA - GAME OVER

Activiste trans et écolo de 58 ans, pionnière de la techno expérimentale et codeuse geek, Chris Korda est aussi la flamboyante « Révérende » de la Church of Euthanasia. Ce culte, ou ce happening, elle l’a cofondé en 1992 pour alarmer sur la crise climatique, prêchant de manière drôle, énervée et outrageante la non-procréation, le cannibalisme, la sodomie, le suicide et l’avortement. On l’a interviewée longuement sur son parcours d’artiste-prophète et sur le combat provocateur qu’elle mène avec son église. Grave, inquiète et rigoureuse, elle nous a répondu que l’heure n’était plus du tout à la fête. Portrait, puis entretien en forme d’alerte.

Texte, Quentin Grosset

Photos, Church of Euthanasia

Sonner le glas

« Est-ce que vous pensez vraiment qu’on doit se suicider ? », demande une personne dans l’assemblée. « Oh vous savez, pour la Church of Euthanasia, le suicide a toujours été seulement “optionnel” », répond la Révérende Chris Korda… Devant le public très attentif de la Station Gare-des-Mines, d’une allure classe et shiny, elle présente à l’occasion de Pagaille (un événement queer, hacking et bidouille) son talk intitulé A Thin Layer of Oily Rock (Is all we’ll be if we don’t wise up fast). À son micro, elle se tient droite, prend un air grave, et déroule son sermon. D’abord un plaidoyer méticuleux pour la science, la vérité, et le pragmatisme, émaillé de noms de scientifiques ou de philosophes, comme Karl Popper ou Albert Allen Bartlett. Puis, de là, une invitation méthodique à simplement faire face à la réalité : l’impact des activités humaines sur l’écosystème est dévastateur et nous courons vers notre propre extinction. Notre salut face à la crise écologique dépend donc de notre habileté à la rationalité. Il faut cesser de nous multiplier et coopérer pour tendre vers la survie à long terme. Le moyen pour atteindre ce but est d’infléchir les institutions de l’intérieur, seules capables de modifier les mentalités à grande échelle assez rapidement – même si ne pas se reproduire et devenir végan sont des bons débuts. Sur ce, Chris Korda demande au public qui est prêt à la rejoindre pour défendre ces principes en se convertissant à la Church of Euthanasia. Quelques individus s’avancent et prêtent serment au seul commandement de l’Église : « Tu ne procréeras point ». La ferveur de leur foi pourra alors éventuellement se manifester via quatre grands préceptes : le suicide, l’avortement, la sodomie et le cannibalisme, ce dernier étant limité à la consommation de chair déjà morte, et la sodomie étant entendue comme tout acte sexuel consenti (fellation, cunnilingus, sexe anal…) ne visant pas la reproduction. Et si ces nouveaux adeptes en venaient par malheur à procréer, gare à eux, car Chris Korda saura les retrouver.

Ce prêche antinataliste, Chris Korda le tient sous d’autres formes depuis 1992, année de la création de la Church of Euthanasia. Avant ça, la NewYorkaise d’origine, fille du romancier et magnat de l’édition Michael Korda, suivait des études de jazz au Berklee College of Music, à Boston, tout en développant des logiciels. Mais l’année 1991 a été une charnière pour la Révérende : en voyage à Provincetown, refuge alternatif et LGBTQI+ du Massachusetts, elle découvre les bals drag et les espaces queer, où la deep house et la techno sont en plein essor. S’épanouissant, elle fait son coming out trans et laisse libre cours à l’artiste radicale qu’elle est vraiment. Tandis que quelques membres de sa famille et de ses amis lui tournent le dos, elle se met à exprimer ses préoccupations écologistes de la manière la plus outrageante et ravageuse possible. C’est comme ça que naît la Church of Euthanasia. Seule religion anti-humaine au monde, elle vise la restauration de l’équilibre entre l’humanité et les espèces restantes sur Terre, et ce, en prônant une réduction massive et volontaire de la population humaine. Un culte militant aussi drôle que déglingué, dans un registre punk et dada, que Chris Korda fomente avec ses acolytes Pastor Kim et Vermin X dans la ville universitaire de Cambridge, dans le Massachusetts. Toujours avec un style chaotique et un certain sens du bizarre, les interventions de la Church Of Euthanasia dans l’espace public ressemblent aux zap énervés d’Act Up, mêlés à l’esthétique glam et trash des films de John Waters, et à une forme d’agit-prop versant dans le queercore. Parmi ces actions-chocs émaillées de banderoles toutes plus provocantes les unes que les autres (Save The Planet, Kill Yourself! Eat A Queer Fœtus For Jesus! Make Love, Not Babies! If You Must Drink And Drive, Don’t Wear Your Seat Belt), on compte notamment le fait de griller des faux fœtus en plastique au barbecue sous les yeux écarquillés de l’Amérique pro-life, de manipuler une marionnette géante de pénis éjaculant par trombes sur une banque de sperme, ou encore de lancer la campagne « Unabomber For President » en 1996 (NDLR : Unabomber, Théodore Kaczynski de son vrai nom, est un terroriste qui, de 1978 jusqu’à son arrestation, en 1995, a envoyé des colis piégés à ceux qu’il jugeait responsables des désastres écologiques causés par les technologies. Dans son manifeste, La Société industrielle et son avenir, il appelait à la destruction du « complexe industrialo-technologique ». Korda ne cautionnait pas ses crimes mais se réclamait de ce texte).

Now Apocalypse

Cette manière d’alerter avec fracas sur la crise climatique tout en choquant l’Amérique conservatrice attire évidemment de nombreux disciples. L’Église revendique des milliers de membres « officiels », ayant donc fait vœu de non-procréation, et des milliers de sympathisants à travers le monde. Pour propager sa foi et étendre son gang, la Church of Euthanasia vend des goodies, lance le fanzine Snuff It, dont le dernier numéro date de 2019. Et pousse sa médiatisation jusqu’à hacker, en 1997, l’émission symbole de la télé-poubelle d’alors, le Jerry Springer Show sur NBC, sorte de C’est Mon Choix en plus réactionnaire et racoleur, sur le thème « I want to join a suicid cult ». Devant un public sidéré, Chris Korda rugit plus fort que les huées rances et droitistes qui l’accueillent : « Ça ne vous plaît pas ? Je suis transgenre, car c’est une affaire d’équilibre et il faut rétablir l’équilibre entre les humains et les autres espèces ! »

Parallèlement à ses coups d’éclat militants, Chris Korda a toujours approché la musique avec ce même goût du détournement. Pour s’en rendre compte, il suffit de jeter un coup d’œil sur YouTube à sa Boiler Room, enregistrée à Ibiza en 2019. Au milieu d’une jeunesse dorée à la mine interloquée, elle pirate l’ambiance opulente et conformiste de l’île des Baléares avec ses titres techno apocalyptiques. Cette attitude extrême, qui se plaît joyeusement à créer le malaise, a atteint son point d’orgue avec son hit « I Like To Watch », sorti à peine deux mois après le 11 septembre 2001. La pochette du disque désoriente déjà avec ses collages DIY. Celui d’une actrice porno à la mine suggestive, léchant le phallique World Trade Center sur le point d’être percuté par un avion ; au dos celui d’une autre actrice qui se prépare visiblement à avaler l’une des victimes qui sautèrent du bâtiment, symbole du capitalisme en feu. Le clip, téléchargé par millions, va encore plus loin. Montage étrange de scènes porno mises en parallèle avec les vraies images télévisées de l’attentat, la courte vidéo est alors interprétée par beaucoup comme une critique du voyeurisme des médias de masse. Cependant, sur le site de la Church of Euthanasia, Chris se plaît à être encore plus déconcertante, avançant que son intention initiale était de retranscrire la fascination perverse et l’excitation sexuelle qu’elle a ressenties en regardant les attaques à la télé. On dirait presque du Divine dans le texte.

Avec le temps cependant, le ton de Chris Korda s’est fait encore plus sérieux et inquiet, épousant le tragique de l’effondrement climatique. Elle dit souvent que, depuis la sortie de son titre « Six Billions Humans Can’t Be Wrong », en 1999, la population (dont la Church of Euthanasia fait le décompte en temps réel sur son site) a augmenté d’un tiers, passant à huit milliards de personnes. Ce qu’elle avait prévu il y a trente ans advient : une intensification de l’épuisement des ressources, de la pollution, de la destruction des habitats… De son premier hit en 1993, avec le maxi Save The Planet Kill Yourself, à son dernier disque, Apologize To The Future, sorti en 2019, elle n’a pas dévié, se saisissant de la techno pour faire passer son important message. Et ce, toujours de manière novatrice et pionnière. Elle développe notamment son propre séquenceur, fondé sur le système polymétrique musical, qui, via une IA, lui permet de générer de la musique de manière algorithmique. Mais paradoxalement, à mesure que son travail paraît maintenant moins marqué par l’ostentation et le choc, moins tourné vers le happening, il semble encore plus offensif. « Le jeu se termine », nous dit-elle dans l’interview grave et appliquée qu’elle nous a accordée et qui suit ce texte. Sa collaboration avec les machines (pas que dans le domaine musical, comme en témoignent ses sublimes sculptures virtuelles abstraites) prend aujourd’hui tout son sens. Sa voix froide et synthétique annonce un monde post-humain. Dans son clip « Apologize to the future » paru en 2020, il n’y a plus trace d’humanité, seulement ses vestiges. Des déchets (paquets de Marlboro, cannettes de Coca, boîtes de sardines…) et quelques stickers, badges ou fanzines de la Church of Euthanasia baignant dans l’eau croupie qui a enseveli notre civilisation. Par intermittence, le visage figé de Chris Korda apparaît avec un regard noir et accusateur. Prophétesse cyborg venue d’un futur malade pour agiter nos peurs, elle nous ordonne de présenter nos excuses à nos enfants pour la misère qu’ils endureront. Raison de plus pour ne surtout pas nous reproduire.

«  Les endormis ne doivent pas se réveiller, car sinon, ils exigeront la seule chose que des entreprises ne peuvent pas fournir : un avenir vivable. »

Comment êtes-vous devenue « Révérende » Chris Korda ?

CK Les biographies n’auront plus d’importance lorsque les raz-de-marée déferleront sur nos villes. Répondre à des questions personnelles encourage les gens à penser que le jeu peut continuer. Le jeu se termine. Nous avons presque toutes et tous perdu et même pour les quelques vainqueurs, il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus, dans une cabine en première classe sur un navire en perdition. Il est grand temps de dire la vérité aux gens. Dans un avenir proche, peu importera d’où vous venez ou à quel point vous êtes populaire. Ce qui comptera, c’est votre capacité à coopérer avec les autres, car la survie nécessitera une solidarité à une échelle encore inconcevable. La seule histoire qui compte, c’est celle qui racontera comment on a arrêté de brûler autant d’énergie fossile et comment on est alors devenu une espèce plus éclairée.

Vivez-vous encore à Berlin ? Qu’avez-vous trouvé dans cette ville ?

CK Ce sentiment quand la police arrive. Des sirènes, des discussions radio, des codes numériques, des camions de pompiers, des ambulances. Les premiers qui interviennent sont inquiets, désolés. Sans leur aide, vous mourrez certainement. Le passé et le futur ne sont plus des idées qui vaillent, seul ce présent atroce compte désormais. Celui de la crise mortelle. Ce sentiment est presque totalement absent des discussions sur le changement climatique et sur la Terre, qui devient de plus en plus inhabitable. C’est comme si l’entrée dans l’anthropocène[1] se produisait dans un film, ou dans une émission de télé : comme un simple divertissement. Ce magazine et cette interview sont parties intégrantes d’un vaste système qui, malgré son apparente banalité, encourage à faire comme si de rien n’était. Les médias de masse essayent de nous rassurer en faisant comme si la situation était sous contrôle, pour qu’on puisse continuer à dormir. Mais notre civilisation est en train de se jeter par-dessus la rambarde de sécurité, dans l’abîme de l’extinction. L’avenir payera ce présent. Et la dissimulation de ce crime exige cet empire de distraction. On porte donc notre attention sur la fête, sur la consommation, sur la compétition, sur n’importe quoi d’autre que sur ce désert aride que constitue le réel. Les endormis ne doivent pas se réveiller, car sinon, ils exigeront la seule chose que des entreprises ne peuvent pas fournir : un avenir vivable. Le but cryptique des médias de masse est d’affirmer la continuité et la nécessité d’un système industriel. Et ce jusqu’à ce qu’on ne puisse plus imaginer d’autre possibilité. Nous sommes réduits à devenir des individus aliénés, seuls parmi la foule, accumulant nos jouets, accros et hypnotisés par des illusions, dans la norme à tout prix.

Comment avez-vous bâti cette conscience politique sans compromis ?

CK L’humanité est gravement bercée d’illusions. On aspire à être des princes et des princesses chevauchant des poneys scintillants dans un conte de fées. On veut être uniques, immortels, magiquement exempts de toutes règles et autorité. Mais en réalité nous sommes juste des singes glabres accrochés à une planète qui bientôt sera inhabitable, à cause de notre refus obstiné de faire face aux faits. Bien sûr, il n’y aura de fin heureuse pour aucun d’entre nous : on vieillira, on s’affaiblira, on succombera à des maladies, et puis on mourra. Les histoires de pouvoir[2] vendues par des charlatans comme Carlos Castaneda[3] n’étaient que des fictions utiles. Même les archives fragmentaires autour du Projet MK-Ultra[4] ont montré que la popularisation des drogues récréatives constituait une ingénierie sociale délibérée, destinée à nous endormir et à nous neutraliser. Ce fatalisme mystique prônant la révolution de la conscience nous a transformés en consommateurs aliénés, impuissants et désincarnés, en avatars éphémères qui ne représentent aucune menace pour le capitalisme mondialisé. La culture psychédélique est prédatrice par essence, elle constitu e u n e d i stractio n a pa i s a nte, sous-tendue par notre désir d’échapper à la toute-puissance des marchés et des entreprises. Il n’y a aucun chaman, juste des personnes dupées sur un escalier menant au néant. Et le fait de se reposer sur des fantasmes de gloire individuelle n’a pour effet que de renforcer l’emprise de nos maîtres sociopathes. L’enfer a toujours été là, dans le présent, rendu manifeste par la cruauté et l’indifférence. Le chemin qui mène à notre survie est collectif, et nous ne pourrons nous y faire une place qu’en étant sobres, en plissant les yeux sous le dur éclat de la vérité. Sinon, ce ne sera pas possible.

Comment la Church of Euthanasia a-t-elle évolué depuis sa création ?

CK Le choix entre l’existence et la non-existence n’est en fait pas un choix du tout. Contrairement à la plupart des antinatalistes, je ne suis pas nihiliste. À un niveau individuel, je peux aisément imaginer que le fait de souffrir trop intensément puisse amener quelqu’un à souhaiter sa propre mort. Mais aujourd’hui, je ne prie plus pour l’extinction de l’humanité, et ce au risque de paraître hérétique à ma propre religion. L’un des facteurs importants de cette évolution, c’est le consentement. On ne peut pas persuader les gens de consentir à leur propre disparition. L’autre facteur, c’est l’unicité de l’être humain. Sans l’être humain, il n’y a pas d’histoire qui vaille d’être racontée sur Terre. Notre histoire doit continuer, dans toute sa gloire et sa tragédie. L’alternative ne serait que platitude indigne. Je doute du fait que l’humanité choisira consciemment de s’éteindre. Si nous disparaissons, ce sera malgré nos efforts pour survivre. Et si cela se produit, il s’agira de la tragédie ultime, car la tragédie n’existe qu’à travers nos récits. Légitimée par le dérèglement climatique, plus pertinente que jamais, la Church of Euthanasia se propage et mute comme le mème qu’elle a toujours été censée être.

Peut-on considérer que la Church of Euthanasia est porteuse d’une esthétique ?

CK Comme dans les autres religions, nos membres se confessent souvent à moi. Ils partagent leurs difficultés, confient leurs tentations, leurs péchés. Le seul péché qui nous préoccupe, c’est celui de la procréation. Les gens sont naturellement tentés de procréer. Cette disposition à la reproduction génétique est indispensable pour l’évolution, on la partage avec tous les organismes. C’est une inclination fondamentale, que l’on ressent d’autant plus fortement avec la montagne de pressions sociales qui l’entourent. On demande donc aux gens de renoncer à ces instincts, à cette part élémentaire de socialisation, ce qui n’est pas rien. C’est pourquoi nous proposons des compensations. La principale est que nous absolvons nos membres de leur culpabilité environnementale. Celles et ceux qui prêtent allégeance à la Church Of Euthanasia peuvent consommer sans vergogne, laisser leurs lumières allumées, manger de la viande, conduire des voitures et même prendre l’avion, le tout dans l’impunité totale du moment qu’ils et elles ne se reproduisent pas. Réduire votre consommation personnelle, c’est insignifiant par rapport au fait de stopper votre arbre généalogique, potentiellement infini. Le symbole est également important : en vous retirant du « pool génétique »[5], vous incarnez alors vous-même cette limite à la croissance.

Selon vous, comment les luttes queer et les luttes écologistes s’entremêlent-elles ?

CK Même si notre civilisation était unanimement queer, elle pourrait encore se détruire si elle ne répondait pas assez rapidement à la crise climatique. Un individu peut très bien être queer et se désintéresser totalement du sort des générations futures. Les couples LGBTQ font moins de bébés en moyenne, mais le fait qu’ils se reproduisent moins a peu de poids par rapport à la prégnance des dogmes natalistes, comme le catholicisme. On n’a pas le temps d’attendre une planète queer : la facture de notre consommation frénétique en carbone fossile a atteint son maximum. L’exubérance irrationnelle[6], ça peut bien être sexy, sauf que la fête est quasi terminée. Si on continue à défier les limites écologiques, la civilisation s’effondrera et nos droits durement acquis seront ensevelis sous les décombres.

«  C’est insignifiant par rapport au fait de stopper votre arbre généalogique, potentiellement infini. »

Quels questionnements lient vos pratiques politiques et spirituelles, votre musique, et les logiciels que vous créez ?

CK Le processus par lequel la vie s’est établie sur Terre a été brutal, mais incroyablement efficace. Les humains trouvent le concept d’évolution dérangeant parce qu’il s’agit d’une force aussi aveugle qu’impersonnelle : Richard Dawkins[7] appelait ce phénomène « l’horloger aveugle ». Il peut être difficile d’accepter qu’il n’y ait pas de designer derrière tout ça, même si cette question n’est plus débattue par les scientifiques. L’évolution optimise la vie sur Terre, quelles que soient les conditions qui prévalent. C’est pourquoi la plupart des créatures ont des yeux, à l’exception de celles qui habitent dans des grottes. L’humanité reste un cas particulier, dans le sens où nous sommes pleinement conscients de nousmêmes et capables de déterminer notre destin. Il est possible qu’un jour on se transforme en robots pour conquérir l’univers comme les Daleks[8] dans la série britannique Doctor Who. Mais il est beaucoup plus probable que le non-respect des limites imposées par la biosphère entraîne notre propre extinction, auquel cas l’évolution continuera simplement sans nous. Le temps qu’ont mis les dinosaures pour se décomposer en carbone fossile – celui que nous brûlons joyeusement aujourd’hui – nous semble très long, mais il est en fait infime à l’échelle des temps géologiques. Certes, on pourrait créer des machines sentientes qui nous survivraient, mais la vie continuera de toute façon après nous.

« Notre histoire doit continuer, dans toute sa gloire et sa tragédie. »

Quelles sont vos relations avec les écologistes plus mainstream ?

CK Les écologistes plus traditionnels peuvent désavouer la Church of Euthanasia en public, mais en privé ils nous soutiennent, parce que nous répandons très efficacement cet évangile d’une réduction volontaire de la population. Au cours des vingt dernières années, la population humaine a augmenté d’un tiers, passant de six milliards à huit milliards (NDLR : 7,753 milliards plus précisément). Avec une telle réussite dans nos prédictions, pas étonnant qu’on soit aujourd’hui à la tête du mouvement environnemental. Greta Thunberg publiera certainement bientôt un billet « Apologize to the Future » sur son blog. Je suis sûre qu’elle est d’accord avec le fait que les gens devraient avoir le droit de déterminer l’heure, le lieu, leur façon de mourir ; que les femmes devraient pouvoir contrôler la vie et la mort dans leur propre corps ; que les gens devraient s’efforcer d’arrêter de tuer ou blesser d’autres êtres sentients ; et que la diversité biologique, culturelle, sexuelle, et de genres devrait être célébrée. J’inclurai tout cela dans mon prochain discours aux Nations Unies.

Votre travail artistique interroge beaucoup notre relation à l’image, par exemple dans les paroles de votre morceau « I like to Watch », ou même sur la pochette de ce single, qui détourne une photo du World Trade Center, le 11 septembre 2001. Quelles images, dans l’art ou au cinéma, ont forgé votre regard si incisif ?

CK Pour les arts plastiques, je citerais des artistes comme Umberto Boccioni, Frank Stella, Mark Rothko, Alexander Calder, Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Roy Lichtenstein, Louise Nevelson, Jan Yoors, Henry Moore, Eero Saarinen. Au cinéma, des films comme Eraserhead, Koyaanisqatsi, Providence, The Man Who Fell to Earth, THX 1138, Hearts and Minds, Network, Soylent Green, Being There, Liquid Sky, Clearcut, Man Facing Southeast, ou encore Dr. Strangelove.

Comment en êtes-vous venue à créer des logiciels ?

CK Je n’écris pas ma musique de manière habituelle. Je construis des sculptures cinétiques, et ces sculptures générant ma musique sont virtuelles . Cela signifie qu’elles n’existent que sous forme de données dans mon logiciel. C’est une manière de travailler qui me vient d’un artiste relativement obscur du XXe siècle nommé Thomas Wilfred. Comme moi, Wilfred était à la fois ingénieur et artiste, mais il a vécu avant l’ère informatique, il a donc conçu des sculptures cinétiques physiques pour générer son art. Une partie de ce qui rend mon art différent est que je collabore avec mes algorithmes. En d’autres termes, au lieu d’utiliser les machines comme des serviteurs, je les invite sur un pied d’égalité à partager l’espace créatif. Elles ont des capacités que je n’ai pas, donc on se complète. Elles fournissent la vitesse et la précision, tandis que j’apporte le désir et l’intuition. Ce qui en ressort est plus grand que la somme des parties. Je trouve surprenant la résistance qu’ont les gens à cocréer avec les machines. Elles ne sont pas de simples outils ou extensions de nous-mêmes, leurs forces n’empiètent pas forcément sur les nôtres. Elles peuvent nous surprendre, faire des erreurs intéressantes et révéler des royaumes cachés, mais seulement si l’on se tient prêt à parler couramment leur langue.

Comment avez-vous trouvé cette voix robotique avec laquelle vous vous exprimez dans vos morceaux ?

CK « This cannot be revealed », disait Mike dans Twin Peaks.

Qu’est-ce que la techno et la musique électronique, par rapport à d’autres musiques que vous avez pratiquées auparavant, vous permettent d’explorer ?

CK J’essaie de changer la musique électronique pour le mieux, en proposant des structures et des méthodes plus imaginatives. Depuis toujours, je finance moi-même mon art pour ne pas être obligée de répondre aux goûts populaires, qui deviennent de plus en plus lamentables, c’est terrifiant. Quand même, il faut dire que la génération de mes parents parlait et écrivait mieux que moi, avec peu d’efforts apparents. Et puis, je vais me faire des ennemis en affirmant ça, mais il faut quand même le dire : le disco est la quintessence du néolibéralisme… Aujourd’hui nous ne sommes plus que des individus dansant avec nousmêmes, au rythme insensé des sociétés de divertissement et de technologies musicales. Les effets pervers du capitalisme ont tellement réduit la culture musicale des gens que la conception sonore et le mixage peuvent se substituer aux compétences des musiciens, sans que personne ne s’en rende compte. Pour moi, le DJing n’est pas un grand art, ce n’est pas comme du Rembrandt ou du Chopin. Et le mixage de disques, c’est loin d’être le summum de la création musicale. L’attrait pour le profit et la technologie effacent le besoin de compétences dans la musique, alors qu’autrefois il fallait être hautement qualifié pour pratiquer. Aujourd’hui, n’importe qui peut prétendre être musicien, photographe ou chef opérateur sans avoir étudié les principes fondamentaux de son art. Cette part démocratique de la technologie est à double tranchant. En baissant les barrières à l’entrée, elle ouvre l’accès de chacun à l’art, mais elle réduit l’importance d’une vraie formation formelle. Ça m’évoque les films très amusants de John Waters, qui font la satire d’une catastrophe culturelle, d’une pandémie de vulgarité. Les DJs sont des influenceurs, et dans ma bouche ce n’est pas un compliment. Le DJing s’est développé pour booster les ventes de disques. En disant ça, je vise l’homogénéisation, le conformisme, la superficialité et surtout la myopie et la vénalité qui en sont à la base. Par rapport à cela, se demander qui va payer pour l’art, c’est déjà un raisonnement biaisé — les peintures de Van Gogh ont été méprisées, elles ne sont pas vendues de son vivant… Des études universitaires prouvent un déclin constant et abrupt de la complexité lyrique, harmonique et rythmique de la musique. En parallèle, le déclin du goût populaire est provoqué par un sous-investissement dans l’éducation caractéristique du néo-libéralisme. J’ai essayé d’éduquer les gens, et j’ai étonnamment parfois réussi malgré ces forces qui s’y opposent avec ferveur, mais mes efforts sont comme une goutte au milieu d’un seau. On a affaire à une guerre contre la grossièreté, que nous sommes en train de perdre.

«  L’exubérance irrationnelle, ça peut bien être »

Vous avez appelé un de vos derniers morceaux « Overshoot » (« dépassement »). Qu’est-ce que cette idée porte pour vous ?

CK Les combustibles fossiles sont obsolètes : même si leur extraction se poursuit actuellement, ce sont des actifs bloqués[9] ; même les sociétés produisant le carbone fossile le reconnaissent et tentent de se diversifier. Il y a des décennies, j’ai prédit le désinvestissement autour du carbone et d’autres combustibles fossiles ; je prédis aujourd’hui le retrait géré des côtes maritimes. Le Groenland est en train de fondre, les calottes glaciaires s’affinent, et les villes se préparent intensément à l’élévation du niveau de la mer, qui s’accélère. Googlisez donc « retrait géré du littoral »[10] si vous en doutez. Ce retrait côtier affectera presque tout le monde, car une bonne partie des gens vivent en ville. La grande majorité des villes peuvent être considérées comme côtières, car elles sont dépendantes vis-à-vis des ports. Pire encore, l’immobilier le plus coûteux se trouve au bord de l’eau. Cela se traduit par un avantage financier pour les investisseurs, car la connaissance, c’est le pouvoir : les terrains les plus géographiquement élevés près des villes côtières vont donc du coup devenir de plus en plus précieux.

Je n’ai pas de boule de cristal, je surveille simplement les sources scientifiques qui sont accessibles au public — soit elles sont ignorées, soit les gens les trouvent trop intimidantes. Les impacts climatiques, on les verra bien plus tôt, et ils seront bien pires que ce que pensent les gens. Et ce en partie à cause de particuliers qui ont intérêt à investir des sommes énormes, juste pour nous persuader que ce ne sera pas aussi grave que la science le prédit. Mais, en réalité, les scientifiques sont intrinsèquement prudents et ont tendance à sous-estimer les risques. Si vous lisez leurs rapports, il est évident que l’on s’achemine vers un dépassement des +2°C de la température moyenne globale à la surface terrestre. On va passer le reste de ce siècle à faire face aux conséquences du réchauffement climatique. Mais il existera aussi d’énormes opportunités d’investissement courageux et éthique, où l’avantage financier viendra de la connaissance préalable de changements économiques et d’infrastructures massifs, avant qu’ils ne soient mandatés par les gouvernements. Alors, la civilisation ne sera pas condamnée, mais complètement transformée. Seules les institutions – les gouvernements, les entreprises, les écoles, les syndicats – ont le pouvoir nécessaire pour modifier assez rapidement la conscience humaine. La non-procréation et le véganisme sont un bon début, mais c’est loin d’être suffisant pour changer les choses. Votre véritable défi est d’infiltrer les institutions et de les réorienter vers une survie à long terme. •

  1. L’entrée dans l’anthropocène est également appe-lée sixième extinction, et correspond à un nouvel âge géologique où l’impact des activités humaines est prédominant.
  2. Référence à l’ouvrage Histoires de pouvoir (1975) de Carlos Castaneda
  3. Docteur en anthropologie américain connu pour avoir fait part dans ses ouvrages des années 1960 de l’enseignement chamanique sud-amérindien qu’il aurait reçu, décrivant comment celui-ci permettait un accroissement de la conscience – ses livres ont cependant été contestés, plusieurs chercheurs considérant qu’ils avaient plus à voir avec le roman poétique qu’avec l’anthropologie.
  4. Programme secret de la CIA dans les années 1950-1970 visant à développer des techniques de manipulation mentale. Plusieurs sujets avaient reçu à leur insu des doses de LSD.
  5. L’ensemble des gènes possédés en commun par les membres d’une population d’organismes sexuellement compatibles.
  6. Expression désignant l’affolement des marchés financiers et la création d’une bulle spéculative quand les cours de la bourse sont en hausse.
  7. Biologiste, éthologiste et théoricien de l’évolution britannique.
  8. Des extraterrestres qui ont pour but la conquête et la domination universelle.
  9. Investissements ou actifs qui perdent de leur valeur à cause de l’évolution du marché.
  10. Baptisé « managed coastal retreat » au RoyaumeUni, le retrait géré a recours aux fonctions naturelles des zones humides pour protéger les littoraux, offrant une solution écologique et rentable de protection contre les inondations.
           
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